Arpenter l’Ouest

Nuances de vert (1)

Vert_c'est_vert1. Verre c’est vert

A l’ère de la transparence, celle où les constructeurs automobiles repeignent le monde en particules fines -vertes et noires- (pointillisme), celle où la Commission européenne ajuste à la baisse les normes de pollution aux normes des constructeurs (pointilleuse), celle où les CFF annoncent des licenciements massifs (art brut),  les urbanistes emballent les tours en vert (Christo revisité) et provoquent des logorrhées parfumées dans un terreau local où d’habitude on se lâche peu. La rédactrice d’un grand quotidien Rouge&Noir parle de « doigt d’honneur végétalisé », tandis qu’une architecte déclare « On cherche ainsi l’innovation, une architecture expérimentale (…). Et l’Ouest lausannois, avec son potentiel, doit aussi servir à ça. » Le ton est donné, nous voilà avertis. Mais qu’on se rassure dans les chaumières, il paraît que tout le monde finira par l’aimer cette tour. Un doigt de vaseline? Pas besoin mon bon Monsieur, connaissez-vous quelqu’un qui n’aime pas les arbres?

On nous dit que les tours sont des repères, des phares des temps modernes, des marqueurs d’identité. Mais de quelle identité? Une identité qui inclut la population qui vit déjà à Chavannes ou une identité qui n’inclut que les gens qui vont venir? La dame en Rouge&Noir éclaire cette question: « C’est vrai et c’est assumé, la mixité sociale n’est pas au programme. L’immeuble de standing fonctionnera comme un attrape-riches contribuables. La mixité se fera, mais au pied de la tour. » Des riches et des pauvres viendront donc à Chavannes, très bien. Mais est-on sûr que les seconds trouveront chaumières à leur prix au pied de la tour? Prépare-t-on vraiment une ville pour tous? Les immeubles récemment construits dans le quartier, en lieu et place de prés ou de bâtiments vétustes, ne sont pas à la portée de tous, comme nous le rappelle cet article. Alors je doute qu’il y ait un jour des pauvres autour de cet îlot de riches. D’ailleurs ces riches, paieront-ils tant d’impôts que cela? Comment est-on taxé lorsqu’on possède une résidence secondaire dans un quartier populaire d’une commune touristique? Peut-on déduire  les frais de vigiles, les frais d’arrosage et de taille? Y a-t-il une déduction spéciale pour les tuyas? Doit-on déclarer les truffes qui ne manqueront pas de pousser entre les racines des chênes? Sans doute qu’un élu, avec ou sans cravate, répondra bientôt à toutes ces questions, à moins qu’il se contente de nous rappeler l’existence des forfaits fiscaux dans ce bon Pays de feu les Bourla-Papey.

Une amie qui m’entend parler d’îlot me rappelle que ce mot se traduit insula en latin et que, dans la cité romaine, insula désignait aussi un immeuble d’une dizaine d’étages dans lequel les pauvres trouvaient des logements à louer. Les riches romains étalaient déjà leur richesse, mais à l’horizontale, comme on le fait avec du caviar sur un toast ou avec du cenovis sur un quignon de pain. De nos jours les riches ont aussi besoin de s’étaler en hauteur, de regarder les autres de haut, au propre et au figuré. Mais parions que là-haut leurs regards seront horizontaux, dirigés vers la skyline des Alpes, et pas vers les ilotes* d’en bas, qui eux seront priés de ne pas monter. Car que l’on ne s’y trompe pas, aujourd’hui on nous promet que le dernier étage de la tour sera public, un restaurant paraît-il, mais demain il faudra peut-être acheter un billet pour monter en ascenseur et des malabars en t-shirt noir filtreront sans doute les entrées, avec énergie.

A propos d’énergie, « je me demande si on appliquera à la tour la nouvelle loi vaudoise sur l’énergie » me disait hier une scientifique qui aime prendre de la hauteur. On a ri, puis on parié trois décis que les autorités feraient une exception, une de plus. On n’est plus à une exception près, Chavannes ayant déjà reçu le statut de commune touristique par la grâce de ceux qui gouvernent au Château, vous savez, juste au-dessus de la statue de Davel.

Une forêt pour cacher la tour ou une tour pour montrer la forêt? Cette question et bien d’autres se bousculent dans ma tête (dernier étage côté gauche) croisant toutes les idées qui m’agitent (dernier étage côté droit). Nestor, qui me connaît comme s’il m’avait fait, profite de mon agitation cérébrale pour placer sa réplique préférée :

– Et si on allait faire un tour en forêt?

Il est rare qu’on ait à me répéter deux fois ce genre de chose; nous voilà partis. La sérénité revient au rythme de mes pas, la Mèbre me chuchote « Allez, monte! » En haut de sa gorge, Nestor flaire une embrouille mais tarde à sonner l’alerte. Je suis déjà vautré dans l’humus lorsque, dans un état second, je l’entends me crier:

– Fais gaffe, c’est toxique!

Trop tard, je coule.

Bien plus tard, lorsque j’émerge enfin, Nestor m’accueille cyniquement, -c’est sa nature paraît-il:

– Alors, après l’agitation on teste l’hallucination ?! Tu verrais ta gueule, ces tours forestières t’ont rendu vert, vert sévère!

(A suivre…)


* Définition

1) Dans l’Antiquité, les Hilotes -ou Ilotes– sont des esclaves au service de Sparte; ils s’occupent principalement de l’agriculture. Aujourd’hui, on trouve encore des ilotes qui s’occupent d’agriculture, surtout dans le sud de l’Europe; ils vivent et travaillent dans des serres de plastique, opaques.

2) De nos jours, ilote peut désigner une personne en état de dépendance vis-à-vis d’une autre ou de plusieurs autres. En ce début de 3ème millénaire, on utilise couramment les ilotes pour construire les grandes infrastructures qui accueillent les compétitions sportives internationales, principalement à l’est de l’Europe, dans la péninsule Arabique, en Asie, en Amérique du sud, et sans doute aussi ailleurs.

Quelle que soit leur fonction, les ilotes modernes confient toujours leur passeport à leurs maîtres, pour être sûrs de résister au mal du pays.

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