Arpenter l’Ouest

A petits pas ou en trottinette

Il est là. Je ne l’ai pas entendu entrer. J’ai simplement levé la tête pour voir ce qui diminuait la lumière, mais si peu, du côté de la porte ouverte. Alors je le vois dans l’encadrement, menu, timide. On se salue. Il avance à petits pas jusqu’au comptoir. Comme d’habitude, un paquet de thé, non, plutôt deux, de Ceylan s’il vous plaît ! On se met à bavarder. Arrive un autre monsieur, presqu’un jeune homme, qui commande avec gourmandise un expresso, bien serré s’il vous plaît ! Il a un bon quart d’heure devant lui, sa montre est chez l’horloger du bas de la rue, la pile à changer. Et nous voilà assis à la petite table, un thé, deux cafés. La table est carrée, mais les mots circulent bien entre nous trois. Après quelques instants, le presque jeune homme s’exclame : mais vous êtes une mémoire de Renens ! C’est que je vais sur mes nonante ans, répond l’homme de Ceylan. Nous écoutons cette mémoire qui se déroule, fluide comme de l’eau, fine comme un calcaire qui a pris son temps. Parfois, nous osons interrompre pour une question ou une légère précision. Une jeune homme, un vrai celui-ci, arrive en trottinette, appuie son engin à la vitrine et commande un café -du fort, j’ai besoin de me réveiller ! Je me lève pour le  servir. Il nous dit que c’est l’odeur qui l’a fait entrer. Il boit lentement, c’est chaud mais c’est bon ! Et il repart tout joyeux, à fond de train. Je le regarde un instant s’éloigner vers la gare. Lorsqu’il passe devant l’horlogerie, ça fait ding dans ma tête, dort-il avec sa casquette ? A la table, la discussion s’est poursuivie sans moi, et déjà l’homme sans montre se lève, comme rechargé. Il remercie et m’assure qu’il reviendra, on est bien ici ! Je me rassieds. Il n’a pas perdu le  fil. Les mots s’enchaînent, on les déguste, à petites golées, tâchant de n’en perdre aucune goutte. Il est temps de prendre congé, jusqu’à la prochaine fois, mais il me demande encore des nouvelles de la grand-mère du patron et me prie de leur passer le bonjour.

La vaisselle attendra, pas le carnet. Tandis que j’y transcris l’essentiel, ce que je ne veux en aucun cas oublier, des odeurs font irruption dans la boutique, agressives comme des tannins, colorées comme des maroquins, chaudes comme de bonnes chaussures. C’est autour de ces odeurs-là que tournait la discussion. Monsieur M., bientôt nonante ans, est un enfant de Renens. Il y a fait un apprentissage de maroquinier juste après la guerre, chez Nicollier,  dans le quartier du Léman, non loin de l’actuelle piscine. Et comme on était content de lui, on l’a engagé. Mais ensuite, la concurrence s’est faite âpre et puissante,  comme les tannins, car on s’est mis à importer des objets de l’étranger. Alors Monsieur M. a pris les devants, il s’est fait embaucher aux CFF, à Renens triage; fallait gagner sa vie. Lorsqu’il paie son thé de Ceylan, il sort de sa poche un beau porte-monnaie noir, fait de ses propres mains, des comme on n’en fait plus. Ou alors des comme on en fait encore dans les espaces lointains, là où il y a des tanneries, à ciel ouvert. Comme au Maroc, d’où vient le monsieur momentanément sans montre, ce jeune retraité arrivé à Renens il y a plus de quarante ans, en provenance de Casa. Ici, maintenant c’est chez moi, il dit.

Et cet ici ? Cet ici où les mots circulent si bien autour de boissons chaudes aux parfums orientaux et méridionaux, ces mots d’ici et d’ailleurs, cet ici, quel est-il ? Une simple adresse ? Un carrefour ? Carrefour de quoi ? Et qui fait cet ici ? Il y a les gens qui passent, on l’a vu, mais aussi et surtout un torréfacteur qui a appris le métier ici, avec son grand-père, Pappy John; et maintenant le torréfacteur a un apprenti, plus âgé que lui, et puis il y a le fils de l’apprenti, qui soutient, qui aide, et puis tous les proches qui croient en ce lieu et l’aident à durer, chacun à sa  manière, contre vents et marées.

Ici, on torréfie depuis 1947.

Ici c’est ouvert le mardi et le vendredi, toute la journée, et le samedi jusqu’à 13 heures.

Ici on vient à petits pas, ou en trottinette, en coup de vent ou longuement.

Ici, c’est 1, rue de la Mèbre, à un jet de ballast de la gare de Renens, sortie nord.

© l’arpenteur, octobre 2018

 

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