Arpenter l’Ouest

Un amer si doux

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« L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ». Georges Perec

Amer

Terme qui n’est pas de la famille «amerrir», et n’a rien à voir avec la famille «amertume», mais qui est employé dans la marine au sens de marque. L’amer est un repère sur une côte, qui permet la navigation à vue et guide le cabotage. Un phare, un rocher, un signal, tout objet fixe et identifié, «calé», constitue un amer, cela va du sommet caractéristique d’une montagne au bloc isolé ou au cap, Gibraltar, Montjuic ou l’Etna en Méditerranée. Amer appelle aussi l’idée de frontière, comme merc (normand), une borne, ou merk (néerlandais), une limite.

Les mots de la géographie, dictionnaire critique, dir. Roger Brunet, éd. Reclus, 1993


Jadis, un marin géographe avec qui j’enseigne de conserve m’apprit l’amer, ce mot si doux. Depuis j’essaie de le partager, mais pas n’importe quand. C’est l’occasion qui fait le larron.

Sur le rivage de la Mèbre, en amont de chez Pappy John, il y a un amer. C’est à son pied que j’ai rencontré le promeneur des Biondes, et c’est à son pied que nous avons parlé, parlé de lui notamment. J’ai appris au promeneur qu’on voyait l’amer depuis le train, lorsque de Renens on part pour l’est ou qu’on en revient. Je manque rarement une occasion de le guetter, car il m’indique que je suis bientôt chez moi, ou alors que je ne suis pas encore tout à fait parti. J’habite à moins de quatre cents mètres de lui. Au sud.

Un soir, le promeneur des Biondes me fit un message : « Je crois que je l’ai aperçu depuis le train ! » Ce message fut le premier brin d’une amitié qui se tisse, comme ce mot fut jadis un brin de plus entre le marin géographe et moi.

Le peuplier des Biondes est un amer, mais aussi une borne, une borne à ne pas franchir et une limite, une limite à ne pas dépasser. Avis aux aménageurs ! Et gare à celui qui dira Laisse béton…

Concluons par cet extrait de roman où il est question d’amers et de mer.

«Séverin Balbo, plâtrier-peintre», pouvait-on lire sur la plaque émaillée vissée à la porte d’entrée des Lilas.

Séverin, avant de s’installer en Suisse, fut un saisonnier parmi beaucoup d’autres. On les appelait les «hirondelles». A Gap, après l’assassinat de Carnot, on persécutait les ouvriers venus en masse d’outre-frontières. Alors, il refranchit le Mont Genèvre, traversa Turin et la plaine canavesane coupée de collines comme on en voit dans les tableaux des grands maîtres toscans. C’était l’automne et la campagne était belle avec ses peupleraies allumées comme des cierges, ses lits de rivières desséchés comme des oueds, ses villages ocres et roses sous des avalanches de tuiles romanes.

Il gagna Madera à pied, sa boîte à outils brinquebalant sur la hanche. De temps à autre un paysan l’invitait sur son char. A Madera, Nonna Lidia l’accueillit avec réprobation, évoquant une fois de plus les cousins Guelfi installés en Argentine et que leur métier de chiffonniers-brocanteurs enrichissait lentement mais sûrement.

Mais il y avait la mer à traverser, disait mon père qui nous chantait parfois la chanson des émigrés engloutis corps et biens dans le naufrage d’un navire au large des côtes américaines.

La Malvivante, Mireille Kuttel, éd. l’Age d’Homme, coll. Poche Suisse, 1984, p. 30-31

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